Ora vient de rompre avec son mari, Ilan, parti en Amérique du sud avec son fils aîné, Adam. Son plus jeune fils de 20 ans, Ofer, risque sa vie au sein de l’armée israélienne. Aussi décide-t-elle, comme une évidence, de s’échapper de Jérusalem et de rompre tout contact avec le monde extérieur pour que son fils échappe à un destin tragique. Elle espère ainsi conjurer le mauvais sort : « en se sauvant de chez elle le marché sera ajourné, même provisoirement, du moins le croit-elle – celui que l’armée, la guerre et l’État risquent de lui imposer sous peu, voire cette nuit même. Ce marché arbitraire qui l’oblige, elle, Ora, à accepter d’apprendre de leur bouche la nouvelle du décès de son fils, de sorte qu’elle leur prête main-forte pour mener le processus complexe et pénible à son terme logique, et en validant cette mort, elle se fait en quelque sorte complice du crime. » C’est cette logique qu’elle veut casser dans une fuite calculée et salvatrice.
Où doit-elle aller pour fuir ? « - Allons-y ! - Où ça ? - Au fin fond du pays. - Pour moi, il y a un bail que nous avons touché le fond ». Elle part en randonnée à travers la Galilée en compagnie d’Avram, un amour de jeunesse intimement lié à Ilan et à Ofer. Ora et Avram vont faire renaître Ofer, elle à travers ses souvenirs, lui à travers son écoute. Une écoute qui ne lui est pas naturelle au départ, tant Avram a sombré dans la solitude, mais qu’il va développer. « Les familles, c’est de l’algèbre pour moi. Tant de variables, de parenthèses, de multiplications par des puissances, toutes ces complications, ce besoin constant d’être en relation avec tous les autres membres de cette famille, à n’importe quel moment, de jour comme de nuit, même en rêve. C’est comme recevoir en permanence des décharges électriques, ou vivre dans un éternel orage ».
Que reste-t-il de cette mère qui a porté à bout de bras son mari et ses deux enfants ? Que reste-t-il d’Ora, « la super maman ? Une chiffe molle, voilà ce qu’elle est ! Une éponge très efficace. Pendant vingt-cinq ans, elle n’a cessé d’essuyer tout ce qui suintait de ses trois hommes, chacun à sa façon, ce qu’ils déversaient au fil des ans, jour après jour, dans le microcosme familial ».
David Grossman nous livre une vision des soldats amis et ennemis loin d’être manichéenne. Ainsi, Ilan observe-t-il un pilote égyptien qui s’est éjecté de son avion en flammes et vient de gagner le sol : « Des soldats égyptiens se jetèrent à son cou, comme s’ils voulaient le protéger des tirs éventuels en provenance du fortin ennemi. Les Israéliens observaient la scène dans un morne silence, non dénué d’envie. Ilan frotta sa figure sale. Durant des milliers d’heures qu’il avait passées à écouter les soldats égyptiens dans le bunker de Bavel, traduisant jour et nuit leurs propos, épiant la routine militaire, les gestes quotidiens, les blagues, les plaisanteries obscènes, les secrets les plus intimes, jamais il n’avait senti, comme aujourd’hui, en regardant étreindre leur camarade, à quel point ils étaient réels, des créatures vivantes, faites de chair et de sang, dotées d’une âme ».
Quant à Avram, c’est un ours plein d’autodérision. Dans un passé encore très présent où il était encerclé dans un fortin par l’armée égyptienne, il avait moins peur d’être tué qu’il ne redoutait la façon de l’être : « Ils ont incendié le fort. Les hommes, l’équipement, la cuisine, nos bardas, ce qui leur est tombé sous la main. Ils se sont pointés avec des lance-flammes et ils ont mis le feu partout. Je les entendais. Tout a brûlé »… et ils peuvent revenir à tout moment terminer le travail : « la pendaison peut provoquer l’éjaculation, c’est connu, mais au lance-flammes, j’ai de sérieux doutes ». Avram écrit sur des dizaines de carnets ses pensées ou des nouvelles. La plus courte de ses nouvelles : « Le jour de ma naissance, ma vie changea du tout au tout ».
A travers une écriture ciselée à plusieurs voix, le cheminement des protagonistes s’entremêlent, dans leurs âpres souvenirs et sur les chemins escarpés de Galilée. Le récit de David Grossman n’a pas permis à son propre fils cadet de tomber au Sud-Liban en août 2006, aux dernières heures de cette guerre inutile, alors que l’auteur était en train d’achever ce roman. Le roman est traduit par la toujours très appréciée Sylvie Cohen.
GLR