Ce matin j’écoute la radio. Un chroniqueur raconte le parcours d’un militaire américain, un Texan élevé à la dure par son père, formé pour devenir un soldat. Il était frappé dans son enfance lorsqu’il commettait des bêtises. Il le revendique. Il estime que ça l’a bien éduqué. Il est loin d’être le seul. Je connais aussi un homme qui clamait que sa mère l’avait bien dressé en le frappant. Il le revendiquait lui aussi, surtout après avoir frappé ses enfants. J’ai encore entendu ces propos ailleurs, ici et là, y compris dans des bouches qui refusaient la violence faite aux enfants. Ainsi s’exclamait-on, « elle l’a élevé à la dure » ou « elle n’était pas tendre c’est sûr, mais en même temps, cela a évité qu’il tourne mal… ».
Mais ce Texan élevé à la dure a en outre été le sniper américain tant redouté des rebelles pendant la guerre d’Irak. Il raconte avoir tué la première fois une femme « à l’esprit retors » qui se trouvait à plusieurs mètres de lui. Ce sont ses termes. Et il affirme ensuite l’avoir haï et la haïr encore aujourd’hui. Puis il raconte avoir « dégommé » à la file les individus présents, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne dans le viseur. A l’entendre, on l’imaginerait dans un jeu vidéo. Il a tué et il le revendique comme un acte patriotique. Il a ainsi « sauvé des vies américaines ». Il a tué préventivement. Raisonnement de légitimation face à une légitimité contestée. Mais comment pourrait-il vivre autrement qu’en s’accordant ce raisonnement de légitimation décalé sur des actes de tuerie ? Et la construction de ce raisonnement suffit-elle pour vivre ? Son raisonnement parvient-il à un accord au-delà de l’affirmation extérieure, avec sa pensée et son regard internes ?
On peut en douter quand on sait que ce soldat a été rapatrié en urgence, marqué par des troubles obsessionnels, ne parvenant pas à dormir, enfermé dans des peurs paniques. On peut encore en douter lorsque sa femme raconte qu’il se réveille, plusieurs années après, en sueur, et qu’il a failli un jour lui casser le coude dans son sommeil. Mais l’homme au raisonnement construit ne veut pas entendre parler de troubles. L’homme ne veut pas écouter ce qu’il ressent, ce qui pourrait dire une faiblesse dans son langage ou un décalage avec lui-même dans un autre langage. Son éducation et son raisonnement ont écarté toute idée de vie interne. Il ne peut être que le soldat en service, le bon soldat fidèle à sa patrie, celui des films américains. Il ne peut être que le fils de son père.
Cette question de l’intégrité avec soi-même me taraude depuis quelques temps. Elle prend un éclairage particulier avec cette histoire tragique du soldat américain. Je repensais au livre de Mario Vargas Llosa « Le rêve du celte » sur les massacres commis par les agents européens de la force publique et leurs auxiliaires africains dans l’État indépendant du Congo. Le Congo était la perle du roi des Belges. Le Congo était cet immense territoire que Léopold II s’était fait reconnaître lors du Congrès de Berlin de 1885. Le Congo belge était placé sous la coupe des compagnies concessionnaires. Il était en coupe réglée. Les structures commerciales exploitaient le caoutchouc dans des conditions effroyables. Cette situation honteuse est dénoncée au début du XXe siècle. Et notamment par Roger Casement, le consul anglais, le Celte dont Vargas Llosa a fait le personnage principal de son roman. Les compagnies privées exigeaient des villages africains une quantité de caoutchouc, sans compter la nourriture destinée aux agents de la force publique. Les quotas toujours plus élevés en caoutchouc épuisaient les forêts. Elles obligeaient les villageois africains à s’enfoncer toujours plus loin. Elles faisaient saigner les arbres et les hommes. L’exploitation du caoutchouc était placée sous le régime de la chicotte et de la mutilation. Et le responsable de la force publique qui encadre ces exactions, le capitaine Massard, est interrogé par le consul Roger Casement lors de son enquête de terrain en 1903. Au cours d’un entretien très alcoolisé, ce même capitaine Massard se désole de la situation tout en la justifiant. Selon lui, la faute des massacres et des mutilations incombe à la sauvagerie des auxiliaires africains. Et le capitaine de raconter que ces auxiliaires africains détournaient à leur profit, pour tuer singes ou serpents, les cartouches distribuées pour garantir l’« ordre public ». Le commandement avait alors été donné que les auxiliaires ramènent le doigt ou le sexe de celui à qui était destinée la cartouche afin de justifier de cet emploi. Selon le même capitaine, les auxiliaires africains continuant à utiliser les cartouches à leur profit mutilaient alors des personnes dans les villages pour prouver le bon usage des cartouches… Le capitaine Massard construit un discours de légitimation de ses propres ordres et actes de barbarie dont il semble étrangement extérieur. La barbarie est rejetée sur ceux qu’elle touche, les auxiliaires tout autant que les villageois, avant que le discours ne parte du côté des femmes africaines et de leurs dents trop limées pour certaines pratiques sexuelles... La barbarie de ce capitaine européen est renvoyée vers ceux et celles qui en sont les victimes. La haine affleure avant d’exploser dans ce raisonnement comme dans celui du militaire américain. Le dédoublement personnel entre raisonnement et regard sur soi-même semble inéluctable. Cette impossibilité de se voir et de se reconnaître soi-même est reportée sur l’extérieur, sur celui ou celle qui est à l’origine de sa propre barbarie, à l’origine de son dédoublement, sur la victime. Elle est haïe non pour elle-même mais pour ce qu’elle révèle de cette cassure intérieure. Corruption du raisonnement tout autant que corruption interne ou corruption morale selon les termes de Mario Vargas Llosa.
Cette question de l’intégrité envers soi-même atteint ici le paroxysme mais on pourrait se la poser à un moindre niveau, dans notre vie quotidienne actuelle.
BBLR