Paris a été une fête pour Hemingway… lorsqu’il était jeune et s’exerçait au métier d’écrivain, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Il vivait pauvrement dans le Paris des années 1920, mais il vivait heureux avec sa femme dont il était éperdument amoureux, avec son premier fils…
Ce sont ces bonheurs, ces passions de lectures et de libraires, de restaurants, de bars et de bons vins, ces découvertes, ces rencontres avec la terrible Gertrude Stein et ses conseils (ne faites par attention à la façon dont vous êtes habillés, et avec l’argent économisé pour vos vêtements achetez des tableaux), le fantasque Fitzgerald et sa Zelda tout autant que le généreux poète Ezra Pound. Ce sont aussi ces voyages en montagne ou en Espagne lorsque bon semblait au couple Hemingway de partir. C’est cette liberté qu’avant tout Ernest Hemingway fait revivre dans un roman très autobiographique écrit à la veille de sa mort…
Le roman suit l’émergence d’une plume sûre d’elle et surtout certaine que « ce qu’il faut c’est écrire une seule phrase vraie » lorsque la plume a du mal à démarrer... Paris est une fête, ce sont des rues sillonnées, des places traversées, un espace de jeunesse et d’insouciance, jusqu’aux adieux aux âmes de cette liberté, jusqu’au seuil de la rupture avec sa femme, avec ce Paris-là…
Un vrai plaisir, un savoureux mélanges de notes qu’on dévore, de récits, de jours et de nuits qu’on traverse dans la ville-lumière, dans une époque aussi révolue et pourtant proche, chaude comme le poêle de la chambre de bonne où se trouvait son nid … la jeunesse d’Hemingway et de toute une génération d’écrivains en quête, libres… « Pauvres de nous », comme disait sa femme Hadley, « dont toute la fortune tient dans un encrier », pauvres mais heureux… comme son Tatie lui répond : « Nous avons beaucoup de chance ».
Laissons parler l’écrivain en devenir, laissons son cahier sortir de sa veste et se remplir… dans un bon café de la place Saint-Michel connu de lui :
« C’était un café plaisant, propre et chaud et hospitalier, et je pendis mon vieil imperméable au portemanteau pour le faire sécher, j’accrochai mon feutre usé et délavé à une patère au-dessus de la banquette et commandai un café au lait. Le garçon me servit et je pris mon cahier dans la poche de ma veste, ainsi qu’un crayon, et me mis à écrire. J’écrivais une histoire que je situai, là-haut, dans le Michigan, et comme la journée était froide et dure, venteuse, je décrivais dans le conte une journée toute semblable (…).
Une fille entra dans le café et s’assit, toute seule, à une table près de la vitre. Elle était très jolie, avec un visage aussi frais qu’un sou neuf, si toutefois l’on avait frappé la monnaie dans de la chair lisse recouverte d’une peau toute fraîche de pluie, et ses cheveux étaient noirs comme l’aile du corbeau et coupés net et en diagonale à hauteur de la joue.
Je la regardai et cette vue me troubla et me mit dans un grand état d’agitation. Je souhaitai pouvoir mettre la fille dans ce conte ou dans un autre, mais elle s’était placée de telle façon qu’elle pût surveiller la rue et l’entrée du café, et je compris qu’elle attendait quelqu’un. De sorte que je me remis à écrire.
Le conte que j’écrivais se faisait tout seul et j’avais même du mal à suivre le rythme qu’il m’imposait. Je commandai un autre rhum Saint-James et, chaque fois que je levais les yeux, je regardais la fille, notamment quand je taillais mon crayon avec un taille-crayon tandis que les copeaux tombaient dans la soucoupe placée sous mon verre.
Je t’ai vue, mignonne, et tu m’appartiens désormais, quel que soit celui que tu attends et même si je ne dois plus jamais te revoir, pensais-je. Tu m’appartiens et tout Paris m’appartient, et j’appartiens à ce cahier et à ce crayon ».
BBLR