La terre semblait se réveiller. Craquelée, ses blocs disjoints par la chaleur de l’été étaient tout à coup compacts. Brunie, ses essences s’extrayaient violemment après la pluie abondante. Cette odeur de terre engorgée d’eau repose l’âme tout en lui faisant entrevoir un avenir. Je n’ai pas le souvenir du jour précis où cette odeur de terre ressuscitée après l’orage m’a saisie mais il s’est ancré dans l’espoir. Cette senteur lourde et revigorante est associée au champ du possible, au lendemain.
Mais les souvenirs font de drôles d’allers et retours, et paradoxalement cette odeur de fraîcheur mûre s’enroule dans la mémoire avec les senteurs plus lointaines de l’éveil à la vie. Une corniche, la chaleur de l’été, la ville parcourue, écrasée sous mes pas s’étale dans mon dos. Le vent souffle, ce mistral violent enfonce dans la peau les brumes de la mer. L’iode s’infiltre par tous les pores. Elle rafraîchit la chair brûlée par le soleil. Fragrance de la jeunesse, de ces instants adolescents de promesse. Mais le mistral tourne et l’air se trouve envahi des exhalaisons des mimosas qui couvrent ces beaux jardins marseillais.
Marseille est une ville qui se sent, qui s’approche dans ses arômes, depuis le Vieux Port et les étals des poissonniers jusqu’au quartier du Panier, ses ruelles étroites où tant de senteurs se mêlent. Curry, curcuma, puis pesto et plus loin encore pistou et ail. Les odeurs viennent d’ailleurs et sont si proches ; elles s’éloignent et se mélangent dans un carnaval des sens. Les odeurs peuvent avoir un corps, un nom et être parfois toutes dans un lieu, rassemblées dans une fête des parfums.
Au détour d’une rue, un vieux est assis devant sa porte. Il regarde le passage, la vie, les automobilistes qui s’engueulent, qui crient, et lui, il fume et il sourit. Il savoure sa pipe. Et quand je passe, j’inspire son plaisir, dans cette senteur acide et doucereuse du tabac, au milieu de la poussière et du trafic infernal de cette ville folle et si attendrissante.
Et le carnaval des sens se poursuit, lorsqu’en quittant l’artère de la ville-monde je pénètre dans une ruelle sombre. Éblouie par le soleil l’instant d’avant, je ne distingue que les contours des habitations. Mon nez précède mes pas, saisi par un arôme puissant. Chez le torréfacteur, les grains se mêlent, se pressent, s’écrasent les uns contre les autres et dégagent un épais roulis de senteurs. Mais est-ce la même ville ? Non, ce n’est plus le même lieu, ce n’est plus la même saison. D’ailleurs, les mimosas ne fleurissent pas en été. Mon esprit s’emmêle ou est-ce mon odorat qui sort de la route ?
Les odeurs voyagent et emportent dans nos narines les souvenirs des temps et des lieux. Parfois même elles traversent les océans et nous les suivons. Ou alors ce sont elles qui nous poursuivent dans cet avion survolant le Pacifique, entre deux petites îles. Lorsque les fleurs de Tiare que tous les voyageurs portent en couronnes, cadeaux des amis et des familles, exhalent leurs atours, les essences sont à leur comble, si prenantes qu’elles oppressent les sens, écrasant l’étroite carlingue par tant de fragrance.
Mesdames et Messieurs, veuillez attachez votre ceinture. Nous allons entamer la descente sur Tubuaï.
Je ne peux plus respirer. Fantasme d’anosmie. L’angoisse du virage qui semble plonger l’avion vers le seul océan sans la perspective d’une quelconque piste d’atterrissage se mêle à l’asphyxie de l’habitacle, encombré de senteurs.
Vite ! De l’air pur !
BBLR