Comment écrire avec vérité ? Une vérité sensible, tactile presque, au fil des pages, sur les déchirures de ses parents dans le regard d’un enfant. Cet enfant qui, à cet instant de la fuite du père est accaparé par les joies et les tristesses d’un jeu de personnages célèbres… Vie à hauteur de l’enfant qu’il était alors et reste encore. Et la valise donnée par son père bien plus tard. Une valise de cuir qui recèle les secrets d’un homme. Les rêves d’un homme qui aurait voulu être écrivain mais n’était pas prêt à abandonner les douceurs de sa vie pour s’enfermer et connaître les affres et l’insécurité de l’écriture.
Orhan Pamuk et la maison empoussiérée de sa grand-mère qui ne vit plus que dans sa chambre, dans son lit. Orhan Pamuk et la douleur de sa mère rejetée. Et pourtant la vie est là, dans cet enfant qui regarde par la fenêtre le courant d’Istanbul. La vie dans sa collection de cartes quand le drame se déroule… une séparation vue comme un arrière-fond à la centralité du jeu des enfants.
Orhan Pamuk aborde aussi son acte d’écriture. Le sentiment de provincialité et le souci d’authenticité dominent son regard sur la valise de son père et son action lorsqu’il est assis à sa table d’écriture. Ce sont ces douleurs secrètes qui pulsent son écriture. Et Orhan Pamuk nous offre sa vision de l’écrit non vain. Pour lui, c’est « parler des choses que tout le monde sait sans en avoir conscience »… « Le plaisir de parcourir en s’étonnant un monde familier ». Oui, il parle de ma vie, de mon monde, s’exclame-t-on lorsqu’une page nous saisit dans notre intimité qui ne parvient pas à se verbaliser.
Enfin Orhan Pamuk témoigne ici d’une reconnaissance essentielle pour son père qui lui a ouvert sa valise d’écrivain pour qu’il s’en empare, lui. Reconnaissance « de n’avoir pas été un père ordinaire, distribuant des ordres et des interdictions, qui écrase et punit et de m’avoir toujours respecté et laissé libre ». Laisser libre. Orhan Pamuk tient là l’acte d’amour, qui construit au lieu de fournir un plan préétabli auquel on se sent souvent obligé de se conformer, comme les autres, tout en ayant un sentiment d’irréalité de soi. Ce n’est pas ce que nous pensions de la vie, mais on est bien obligé…
Orhan Pamuk ajoute : « j’ai parfois cru que mon imagination pouvait fonctionner librement comme celle d’un enfant, parce que je ne connaissais pas la peur de perdre, contrairement à de nombreux amis de mon enfance et de ma jeunesse ». Son père, en le laissant libre a écarté de sa voie cette peur qui ronge tant nos générations, celle de perdre le plan qu’on nous a donné dès notre enfance, qui dessine chaque étape de notre vie.
Et j’aimerais laisser ici quelques uns de ses mots, comme des notes de musique sur sa partition d’écrivain :
« Pourquoi écrivez-vous ? » Et il répond : « j’écris parce que j’en ai envie. J’écris parce que je ne peux pas faire comme les autres un travail normal. J’écris pour que des livres comme les miens soient écrits et que je les lise. J’écris parce que je suis très fâché contre vous tous, contre tout le monde. J’écris parce qu’il me plaît de rester enfermé dans une chambre, à longueur de journée. J’écris parce que je ne peux supporter la réalité qu’en la modifiant. J’écris pour que le monde entier sache quel genre de vie nous avons vécue, nous vivons, moi, les autres, nous tous, à Istanbul, en Turquie. J’écris parce que j’aime l’odeur du papier et de l’encre. J’écris parce que je crois par-dessus tout à la littérature, à l’art du roman. J’écris parce que c’est une habitude et une passion. J’écris parce que je suis sensible à la célébrité et à l’intérêt que ça m’apporte. J’écris pour être seul. J’écris dans l’espoir de comprendre pourquoi je suis à ce point fâché avec vous tous, avec tout le monde. J’écris parce qu’il me plaît d’être lu. J’écris en me disant qu’il faut que je finisse ce roman, cette page que j’ai commencée. J’écris en me disant que c’est ce que tout le monde attend de moi. J’écris parce que je crois comme un enfant à l’immortalité des bibliothèques et à la place qu’y tiendront mes livres. J’écris parce que la vie, le monde, tout est incroyablement beau et étonnant. J’écris parce qu’il est plaisant de traduire en mots toute cette beauté et la richesse de la vie. J’écris non pas pour raconter des histoires, mais pour construire des histoires. J’écris pour échapper au sentiment que je ne peux atteindre tel lieu auquel j’aspire, comme dans les rêves. J’écris parce que je n’arrive pas à être heureux, quoi que je fasse. J’écris pour être heureux. »
Une part, celle de l’écrire, est à cueillir ici… à prolonger aussi…
BBLR