En 1936, à « 13 ans, 1 mois et 4 jours », un jeune garçon écrit dans un cahier qu’il tiendra jusqu’à sa mort, à l’âge de 87 ans : « Papa disait : Tout objet est d’abord objet d’intérêt. Donc mon corps est un objet d’intérêt. Je vais écrire le journal de mon corps »
Il décide d’écrire le journal de son corps « parce que tout le monde parle d’autre chose ». Parce que le corps semble ne jamais être pris en considération alors même qu’il parle tant, qu’il exprime nos sentiments, qu’il imprime notre mémoire affective, la démarche branlante de la Violette tant aimée du narrateur tout autant que le souvenir, les habitus de nos êtres proches. Et Daniel Pennac sait entendre ces corps souvent corsetés par l’éducation. Ainsi décrit-il avec tendresse l’évolution du corps de sa fille soumise à l’apprentissage de l’écriture :
« Lison est à l’âge où l’enfant engage son corps entier dans le dessin. C’est tout le bras qui dessine : épaule, coude et poignet. Toute la surface de la page est requise (…). Dessin en expansion. Dans un an, l’apprentissage de l’écriture aura raison de cette ampleur. La ligne dictera sa loi. Épaule et coude soudés, poignet immobile, le geste se trouvera réduit à cette oscillation du pouce et de l’index qu’exigent les minutieux ourlets de l’écriture. Les dessins de Lison pâtiront de cette soumission à qui je dois ma calligraphie de greffier, si parfaitement lisible. Une fois qu’elle saura écrire, Lison se mettra à dessiner de petites choses qui flotteront dans la page, dessins atrophiés comme jadis les pieds des princesses chinoises ».
Nous suivons avec plaisir le narrateur dans les lectures de son corps et de celui des autres. Et nous découvrons avec humour que le langage du corps est commun entre les hommes, universel. Pourtant nous nous sentons souvent à l’étroit dans le notre, uniques dans nos perceptions et parfois un peu seuls dans nos complexes ou nos désolations… Daniel Pennac sait nous communiquer le lien corporel qui nous unit aux différents âges de nos vies. Ainsi l’entrée en adolescence du fils du narrateur est-elle en résonnance directe avec nos souvenirs d’avant et nos questions de maintenant… un peu comme si Daniel Pennac nous tapotait la main. On se sent un peu moins seuls et on en rit aussi quand il raconte les relations entre un père et son fils :
« 45 ans, 1 mois, 2 jours… Après un dîner silencieux Bruno part se coucher sans un mot, avec, au visage, une absence d’expression qui se voudrait expressive. La situation se répète souvent, ces temps-ci. Nous sommes en adolescence. Nous nous souhaitons un faciès qui nous dispense de la corvée orale. Nous travaillons le silence signifiant. Nous promenons notre visage comme une radioscopie de notre âme. Hélas, les visages ne disent rien. A peine des fonds de toile où se mire la susceptibilité du père. Qu’ai-je donc fait à mon fils pour mériter cette tête d’enterrement ? se demande le père que cette énigme infantilise ; encore un peu il s’écrierait : C’est pas juste ! (…) Parle, mon fils, parle. Crois-moi, c’est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour se faire comprendre ».
Daniel Pennac, j’aime toujours autant !
BBLR