François Bizot, Le silence du bourreau (Flammarion, 2011)
François Bizot avait 30 ans en 1971. Ethnologue français, il étudiait le bouddhisme dans la région d’Angkor. Arrêté par les Khmers rouges, il est détenu pendant trois mois dans le camp M13.
Le chef de ce camp avait 27 ans en 1971. Les gardiens l’appelaient « Grand-père Duch ». Il était professeur de mathématiques, avait étudié en France et croyait résolument en la révolution de Pol Pot pour une nouvelle société khmère qui devait être plus égalitaire.
François Bizot dresse le portrait de cet homme qui « assumait sans détour tous les devoirs de son engagement, comme étant ceux de ses propres exigences vis-à-vis des lois de la raison ». La raison révolutionnaire donne son rôle de bourreau et Duch l’assume, au nom de la raison !, selon François Bizot.
Mais le portrait est délicat car le geôlier de François Bizot est aussi son libérateur. Il dépasse alors l’image inerte de « l’ennemi », celle caricaturale donnée sur les responsables nazis rassemblés au tribunal de Nuremberg, et décrits par les journalistes le front fuyant, les sourcils broussailleux, etc.
Parce que le geôlier de François Bizot a aussi été son libérateur, parce qu’un dialogue s’est instauré entre eux bien plus tard… en 2003. Parce que Duch a été le meurtrier « d’environ 40 000 personnes » selon ses propres mots, mais aussi un être humain, rieur (et proche).
Parce que sa vie renvoie à la dualité humaine, à la nécessité de nous regarder dans un miroir, d’interroger toujours notre capacité d’écarter nos émotions au nom d’une « raison supérieure » et de devenir inhumainement humain.
François Bizot raconte sa propre expérience, avec son fennec Sarah, sacrifiée au nom de la raison supérieure, après la mort de son père : « je ressortis foudroyé d’une expérience qui m’avait fait tomber sur l’effroyable secret, celui que ma mère, comme tout le monde, avait pris l’habitude de garder en silence : ce qui distinguait l’homme des autres, c’était son aptitude naturelle à faire fi de ses émotions ».
François Bizot découvre quelques années plus tard que ses compagnons de route cambodgiens qui sont restés ont été exécutés, puis plus tard encore que son libérateur a aussi été le responsable du centre de torture et de mort le plus important au Cambodge, S21… il le revoit bien plus tard : « Duch m’est réapparu (…) plus que jamais nimbé de cette dualité dont je l’avais vu enveloppé – museau tantôt rieur, ouvert, tantôt hermétique et froid – déjà dépossédé de sa personne, dans un dédoublement que lui-même n’était pas en état de mesurer. Aucun homme ne montre longtemps un visage opposé à celui qu’il croit être le sien sans bientôt oublier lequel des deux est le vrai ».
L’exercice est difficile pour François Bizot. Il nous fait vivre cette ambivalence, cette difficulté aussi de devoir déposer devant la cour, du risque que son témoignage tende à donner du bourreau un portrait humain, et ainsi à l’excuser… Comme il l’explique lui-même son désarroi « vient justement de l’impossibilité de plaindre et encore plus d’absoudre. Bref, assumer sans faiblir, si grandes soient les charges qui pèsent contre lui et l’horreur encore plus grande que son action m’inspire, l’empathie dans laquelle je me suis trouvé avec lui dans la forêt d’Omleang. Livrer le fond de mes pensées, malgré les voix qui vont s’élever au nom de la raison. »
Nous comprenons son désarroi mais il emplit l’écriture, il l’écrase au point de ne plus rappeler l’époque, de se situer dans un temps révolu, près de 40 ans plus tard, au risque aussi de méconnaître le déracinement de millions d’hommes et de femmes, leur mise en esclavage, la famine, les tortures et les morts qui s’enchaînent dans un véritable enfer totalitaire, pour se consacrer à cette rencontre entre deux hommes…
Rithy Panh, L’élimination (Grasset, 2012)
Le livre de Rithy Panh nous mène au contraire jusqu’au fond de l’estomac du Kampuchéa démocratique tout en restant les yeux dans les yeux de Duch. Rithy Panh s’est trouvé emporté à l’âge de 13 ans avec toute sa famille dans la cruauté et la folie des Khmers rouges. L’élimination est à la fois le récit de son histoire et celui de sa confrontation avec Duch.
Déjà quelques années avant, le cinéaste Rithy Panh s’était au cours de sa préparation du film S21 –La Machine de mort khmère rouge, entretenu avec les gardiens et les bourreaux qui avaient nié le droit d’être un homme aux prisonniers. Et Rithy Panh demande à Duch aussi « s’il cauchemarde, la nuit, d’avoir fait électrocuter, frapper avec des câbles électriques, planter des aiguilles sous les ongles, d’avoir fait manger des excréments, d’avoir consigné des aveux qui sont des mensonges, d’avoir fait égorger ces femmes et ces hommes, les yeux bandés au bord de la fosse, dans le grondement du groupe électrogène. Il réfléchit puis me répond, les yeux baissés : “Non”. Plus tard, je filme son rire. »
Tout est là, dans cette rencontre impossible entre Rithy Panh, qui a vécu et raconte la famine sous les khmers, le déplacement, les travaux forcés, la mort, l’enfer des vivants, et Duch, le responsable de S21 qui lui demande au cours d’un entretien : « c’est combien l’heure ? » sur le mode de la plaisanterie, qui disserte sur Marx et le matérialisme historique, qui esquive, se contredit en ne reconnaissant ni les victimes ni ses camarades : « Peu à peu, Duch a retrouvé la parole, mais il ne restait que le mensonge ». Rithy Panh saisit qu’il entraîne Duch à son procès par la série d’entretiens qu’il a avec lui, mais aussi que Duch souhaiterait qu’ils se comprennent, qu’ils rient ensemble. Duch semble chercher le reflet de sa propre humanité à travers ces entretiens. Si la rencontre est impossible, le récit de cette confrontation est puissant.
Rithy Panh nous plonge en parallèle dans ce que fut le Kampuchéa démocratique, la folie de « donner à la classe haïe un nom plein d’espoir : nouveau peuple » tout en l’éliminant. Ce nouveau peuple, citadin et intellectuel, doit être rééduqué par l’ancien peuple des campagnes ployé dans les rizières, soumis à son joug. Transformé ou effacé. Et les soldats khmers venus des campagnes et embrigadés dès l’enfance sont éduqués à cette révolution totale. Rithy Panh décrit l’arrivée de ces troupes dans Pnom Penh qui va à l’encontre des images véhiculés par les livres : « les livres affirment que Pnom Penh a fêté joyeusement l’arrivée des révolutionnaires. Je me souviens plutôt d’une fébrilité, d’une inquiétude, d’une sorte d’angoisse face à l’inconnu. Et je n’ai pas le souvenir de scènes de fraternisation. Ce qui nous a surpris, c’est que les révolutionnaires ne souriaient pas. Ils nous maintenaient à distance, avec froideur. Très vite, j’ai croisé leurs regards, j’ai vu les mâchoires serrées, les mains sur les détentes. J’ai été effrayé par cette première rencontre, et par l’absence d’âme ». Et Rithy Panh s’enfonce peu à peu, et nous avec, dans cette révolution sans âme, dans cette Angkar (Organisation) sans âme, dans son histoire et celle de son peuple. Dans cette description du Kampuchéa démocratique, ce sont cette absence de conscience et d’intériorité qui dominent. L’Angkar soumet, il faut lui obéir sans question ; il n’y a pas d’« obligation morale », pas de « mission », juste un devoir, une obéissance absolue. Il devient dans ce système impossible de penser la liberté. Rithy Panh évoque avec une puissance rare. J’ai lu ce livre mais je n’ai pu écrire immédiatement dessus. Il était rempli de petits morceaux de papier pour marquer les pages… j’arrête de les tourner pour me souvenir des mots de la propagande décrits, de la faim, du travail éreintant dans les campagnes, des hymnes révolutionnaires, de l’absence d’intervention Onusienne, des « prises de sang massives » sur les « femmes éduquées », de l’absence d’éducation, des mariages contraints, de la fatigue, des morts, de l’absence de médecins, de médicaments, de l’horreur… Mais je lis un passage sur son père qui m’a fortement ému, un passage qui témoigne de l’importance de la force morale, de la poésie, de la foi en la démocratie qui permet de tenir face à la folie :
« Je me souviens que mon père aimait réciter des poèmes dans son français impeccable. Combien de fois l’ai-je entendu murmurer “cheveux noirs, cheveux noirs, caressés par les vagues”… C’est le début d’un poème de Prévert. Une ritournelle que je ne comprenais pas. J’en ai trouvé le texte, il y a quelques années, puis je l’ai perdu, comme s’il ne devait rester que cette chevelure sans corps, ces mots orphelins. Comme si les champs de la mort avaient gagné, débordé le pays, emporté jusqu’aux chansons douces. Bien sûr, je dresse un portrait idéalisé de mon père, tant il m’a impressionné par sa force morale face aux Khmers rouges. Dans nos sociétés démocratiques, l’homme qui croit à la démocratie nous semble ordinaire. Voire ennuyeux. Aussi, dans mon bureau parisien, je garde devant moi son portrait un peu jauni : qu’il y ait une puissante banalité du bien. Ce sera sa victoire. »
BBLR