Cahiers de la guerre. Une photo noir et blanc de Marguerite Duras, les poings sur ses hanches, déterminée. Un véritable plaisir de découvrir ces fragments d’une écrivaine qui trempe les pages de ses tripes comme peu le font. Des parcelles de vérité crue et tendre éblouissent tout le long la lecture de ces Carnets écrits entre 1943 et 1949 et issus des « Armoires bleues » de sa maison de Neauphle-le-Château. Depuis l’« enfance » dans le monde colonial indochinois, sur un « cahier rose marbré » au vitriol, jusqu’à son réveil dans la rue Saint-Benoît, le sang qui coule dans les veines de Marguerite Duras palpite sur ces feuilles.
« Rien de ce qu’écrit Marguerite Duras n’est laissé à l’abandon. Personnages, lieux, motifs circulent d’un texte à l’autre et se font écho », écrivent en préface Sophie Bogaert et Olivier Corpet.
L’idée de rassembler ici les « cahiers de la guerre » est excellente. Elle nous fait saisir dans sa continuité l’état de l’enfance et celui de la guerre qui, aux yeux de Marguerite Duras, « imposent l’expression de la soumission et poussent à la révolte ». Révolte que l’écriture de Marguerite Duras manie avec fracas.
Le mieux est encore de faire déguster ces carnets. Mais il est bien difficile de choisir un passage plutôt qu’un autre… tous se suivent et se répondent… alors j’en prendrai un comme ça, qui demande « c’est vous sœur Marguerite ? »
« - C’est vous, sœur Marguerite ?
- C’est moi.
- Où est mon enfant ?
- Dans une petite pièce près de la salle d’accouchement. Une petite morgue en somme. Il est là. […]
- Vous allez me chercher mon enfant. Vous me le laisserez un moment ?
- Vous n’y pensez pas sérieusement ?
- Si. Je voudrais l’avoir près de moi une heure. Il est à moi.
- C’est impossible. Il est mort. Je ne peux pas vous donner votre enfant mort. Qu’est-ce que vous en feriez ?
- Je voudrais le voir et le toucher. Si vous voulez, dix minutes.
- Il n’y a rien à faire. Je n’irai pas.
- Vous avez peur de quoi ?
- Que ça vous fasse pleurer Vous seriez malade. Il vaut mieux ne pas les voir dans ces cas. J’ai l’habitude.
- C’est de votre supérieure que vous avez peur. Vous n’avez l’habitude de rien.
- Dormez. Votre petit ange veillera sur vous.
- Il en meurt beaucoup ?
- Il y a quinze jours. Il en est mort un. C’est-à-dire…
- C’est-à-dire ?
- C’est-à-dire que c’était un nain, en somme, un petit monstre alors…
- Alors ?
- Alors on ne l’a pas ranimé. Mais il s’est ranimé tout seul. Il voulait vivre le pauvre petit chéri.
- Alors ?
- Alors on lui a enfoncé une serviette de toilette dans la bouche. Mais il voulait vivre ce pauvre petit chéri. Ca a été difficile.
- Et la mère pendant ce temps ?
- On lui disait qu’on le ranimait, qu’on faisait ce qu’on pouvait.
- Qui a fait ça ?
- C’est moi.
- Vous l’avez baptisé avant ?
- Bien sûr. Je les baptise toujours. Comme ça on est plus sûr.
- Vous l’avez baptisé et vous l’avez tué ?
- Je l’ai baptisé et je l’ai envoyé au ciel, tout droit. C’était mieux.
- Pourquoi souriez-vous ?
- Parce que vous avez l’air étonnée.
- Je crois que vous avez eu raison de faire ça. Mais ce qui m’étonne c’est que vous en soyez aussi sûre.
- Quand on porte Dieu dans son cœur, on est toujours sûr. Vous devriez prier avec moi et vous vous endormiriez.
- Mettez-vous dans la tête que je me fous de vos prières. Si vous avez tué un enfant, vous pourriez bien m’apporter le mien, dans mon lit, un moment.
- Je ne sais même plus s’il est là.
- Qu’est-ce que vous dites ?
- On ne les garde pas longtemps.
- Qu’est-ce que vous en faites ?
- Je n’ai pas le droit de vous le dire. Dormez.
- Dites-le.
- Vous voulez vraiment ? Chez nous, on les BRÛLE. Maintenant vous savez. Dormez.
- Vous ne dormez pas encore ?
- Non. Il n’est plus là ?
- Je ne sais pas. Je n’y suis pas allée. Mais au bout de deux jours ça m’étonnerait…
- Alors vous les brûlez ?
- On les brûle. C’est très vite fait. Dans un four électrique.
- Pourquoi vous me l’avez dit ?
- Vous me le demandiez.
- Vous auriez pu mentir. C’est parce que je vous ai dit que je me foutais de vos prières. Jamais vous n’auriez dû le dire.
- Je vous plains beaucoup de ne pas croire dans le Bon Dieu et dans ses œuvres.
- Dans ses œuvres ?
- Si votre enfant est mort, ça veut dire que le Bon Dieu l’a rappelé à lui. Et c’est bien.
- Je voudrais que vous sortiez de cette chambre.
- C’est la Mère supérieure. Réveillez-vous.
- Quoi ?
- Le prêtre est là. Vous voulez le voir ?
- Non.
- Vous ne voulez pas communier ?
- Non. Laissez-moi dormir, pour une fois que je dors.
- Appelez-moi ma sœur je vous prie. Ici vous êtes dans une maison religieuse. Alors même pas le prêtre, même sans communier ?
- Rien. Que vous tiriez les rideaux. Je suis à bout. Je veux dormir.
- Qu’est-ce que c’est que toutes ces fleurs qu’on vous apporte ?
- Pourquoi criez-vous comme ça ?
- Vous n’avez pas besoin de toutes ces fleurs. Vous allez au moins les donner à la Sainte-Vierge.
- Pourquoi pas besoin de ces fleurs ?
- Puisque votre bébé est mort, qu’est-ce que vous en faites ? Les visites vous sont même interdites, alors ? Je vais les faire prendre pour l’autel de notre chapelle.
- Je ne veux pas.
- Vous ne voulez vraiment pas ? Ni communier, ni le prêtre, ni même un bouquet à notre Sainte Vierge ?
- Ce n’est pas la peine de crier. Je ne veux pas.
- Et vous osez vous plaindre ? Ça ne veut même pas donner un bouquet à notre très Sainte Vierge et ça se plaint ? Et ça se plaint que son enfant soit mort ?
- Je ne me plains pas. Sortez.
- Je suis la Mère supérieure. Je sortirai quand ça me plaira. Vous ne vous plaignez pas ? Alors pourquoi pleurez-vous toute la journée ?
- Ça me plaît.
- Et qu’est-ce que je viens de voir sur votre table ? Une orange ? Qui vous a donné cette orange ?
- C’est mon dessert. C’est sœur Marguerite.
- Et vous croyez que nous avons des oranges à gâcher comme ça ? Par les temps qui courent ?
- Sortez.
- Les oranges chez nous on les donne aux mamans. Aux mamans qui ont leur bébé. Et qui les nourrissent. Ce n’est pas à tout le monde que nous donnons des oranges nous, sachez-le ».
BBLR