• Mythes et réalités sur le travail dans le paradis néolibéral : quelques remarques décousues - Janvier 2012

    Par Bénédicte BRUNET-LA RUCHE

    La doctrine néolibérale considère que le marché du travail doit être libéré des « rigidités » qui entravent la rencontre entre l’offre et la demande d’emploi. Les réglementations doivent être limitées au maximum afin de permettre la flexibilité et l’ajustement des conditions de travail (salaire et horaires). L’insécurité de l’emploi est valorisée afin de le préserver. Parallèlement, les oppositions syndicales, les réglementations sociales plus protectrices d’un pays sont des éléments constitutifs de ces « rigidités » du marché du travail qu’il conviendrait de limiter, voire d’éliminer. Le vocabulaire récurrent sur la « flexibilité » et les « rigidités » du marché du travail permet de tendre vers l’anéantissement des droits sociaux qui ont fait l’objet de luttes pendant plus d’un siècle et demi sans l’énoncer directement.

    Cependant certains hommes politiques indiquent clairement leur choix. La société irlandaise d’aviation low cost Ryanair est mise en examen en 2010 pour « travail dissimulé » parce qu’elle appliquait la législation irlandaise à ses personnels installés en France. Immédiatement, son « charismatique » PDG décide de se délocaliser dans un autre pays européen. La compagnie Ryanair ne respecte pas la législation française et ne paie pas les prélèvements sociaux dus sur le territoire national. Mais le maire de Marseille Jean-Claude Gaudin accuse « le comportement irresponsable » des syndicats, qui ont osé porter plainte, d’avoir « poussé l’entreprise irlandaise hors du territoire français » [1]. L’irresponsabilité se trouve donc du côté des syndicats qui demandent le respect de la législation. L’emploi mériterait, selon nombre d’élus ou d’experts, de passer outre la loi ou de la « changer » selon les intérêts des seuls investisseurs pour imposer des réglementations irlandaises, espagnoles ou anglaises à des travailleurs installés sur le sol français. Parallèlement les entreprises européennes seraient exonérées de toute contribution fiscale et sociale bien qu’elles puissent bénéficier des équipements, voire parfois de subventions françaises. Lors du même entretien sur France Inter le 14 octobre 2010, Jean-Claude Gaudin estimait à propos de l’opposition au projet de loi sur les retraites que « dans ce pays, c’est encore au Parlement à faire la loi, ça n’est pas aux syndicats ni même à la rue de décider. Nous sommes dans un État de droit ». Que faut-il entendre par État de droit ? L’État de droit interdit-il les manifestations légales et autorise-t-il le non respect des réglementations ? Les propos de Jean-Claude Gaudin soulignent que les « rigidités » sur le marché du travail sont explicitement assimilées aux syndicats trop légalistes, voire à la réglementation française elle-même trop protectrice des travailleurs au détriment de l’emploi précaire.

    L’imprécation de la croissance économique ne se pense que grâce à l’insécurité de l’emploi. L’ancien président de la réserve fédérale américaine Alan Greenspan n’estimait-il pas qu’une « croissance économique soutenue » est possible grâce à une « restriction atypique des augmentations de rémunération, [qui] semble être pour l’essentiel les conséquences d’une plus grande insécurité de l’emploi » [2]. Cette santé de l’économie se trouve également renforcée aux yeux de Greenspan par les difficultés des travailleurs à exercer leurs droits et à s’organiser collectivement du fait de l’insécurité sur le marché de l’emploi. Et de citer notamment les « effets des fermetures d’usines sur le principe de liberté d’association et le droit des travailleurs des trois pays [de l’ALENA, Canada, Mexique et États-Unis] à s’organiser » [3]. Le même chantage à la délocalisation des entreprises que celui réalisé par la société Ryanair est constaté à travers l’application du traité de libre échange ALENA par la professeure Kate Bronfenbrenner. Réalisant une enquête sur l’ALENA, elle soulignait que « près de la moitié des tentatives d’implantation des syndicats sont compromises par les menaces brandies par les employeurs de délocaliser leur production à l’étranger, au Mexique » [4].

    Derrière la psalmodie religieuse de la croissance économique, les hommes politiques oublient que cette croissance n’est pas un objectif politique en soi. Ils perdent de vue qu’elle est destinée à répondre aux besoins de tous et non d’une très faible proportion de la population, donc que l’insécurité et les faibles niveaux de rémunération et de vie de la majorité ne devraient pas être leurs buts. Pourtant ils le deviennent par leur raisonnement.

    Les élus politiques et les experts conçoivent la politique comme un marché composé d’individus n’ayant pas de conscience commune mais mus par des buts de consommation. La politique ne répond pas à une société dont on cherche la cohésion mais à une collection d’individus et de « clients ». Et le mot client mérite d’être souligné. Un exemple parmi d’autres. Fin 2011 le gouvernement français ne réalise qu’une faible campagne médiatique sur les inscriptions électorales à la veille d’un suffrage présidentiel, sous prétexte que l’inscription relève de la « responsabilité individuelle ». Parallèlement le même gouvernement se félicite d’être parvenu à faire inscrire sur les listes électorales le millionième Français de l’étranger et électeur potentiel pour le président en place [5]. Comme le souligne le secrétaire général adjoint de l’UMP, Marc Philippe Daubresse, « Il y a eu des spots à la télévision sur plusieurs chaines de télé et notamment concernant les Français de l’étranger » [6]. Ces choix relèvent du « clientélisme », d’une politique de marché et non d’une politique digne d’une démocratie.

    Individus clients, dont les appartenances collectives dans le travail et à l’extérieur sont volontairement minées, contre société avec des liens à maintenir et renforcer, nous voyons bien quelles sont les orientations au sein de la classe politique. Cette oligarchie politique elle-même recrutée selon son caractère « vendable » et considérant les individus comme des « clients » et non des citoyens, s’accommode de la « privatisation de la société », du désintérêt des individus pour la chose publique [7].

    Repenser l’objectif de la politique, la nature de la société et des liens sociaux, le sens de la croissance économique et du travail apparaissent comme cardinaux à l’heure actuelle. A suivre...

     

    (1) http://mobile.agoravox.fr/tribune-libre/article/entre-ryan-air-et-les-retraites-l-82879 et http://www.francesoir.fr/pratique/transport/ryanair-va-quitter-marseille-58104.html

    (2) Propos prononcés en 1997 à propos de l’ALENA et cités par Noam Chomsky, Le Profit avant l’homme, 10/18, 2004, p. 163.

    (3) Ibid., p. 164.

    (4) Ibid.

    (5) http://www.europe1.fr/Politique/Courtial-appelle-a-voter-en-masse-en-2012-861679/

    (6) http://lci.tf1.fr/politique/inscription-sur-les-listes-electorales-l-opposition-sonne-la-6905221.html

    (7) Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Les carrefours du Labyrinthe, tome IV, Paris, Le Seuil, 1996, p. 14.


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